Confortablement installé dans son bureau au Parlement Européen de Bruxelles, co-président du groupe politique des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE), eurodéputé belge depuis 2009 et anciennement secrétaire du Parti Vert Européen (PVE), Philippe Lamberts s’est exercé au jeu des questions et réponses de La Souris Verte, le journal des Jeunes Écologistes.
Fondamentalement européen et écologiste, P. Lamberts nous livre son bilan personnel et celui de son groupe depuis 2009. Rappelant avec modestie ses victoires et sans complexe les déboires politiques des deux groupes politiques de la grande coalition : l’alliance progressiste des Socialistes et Démocrates (S&D) et le Parti Populaire Européen (PPE). En ne tombant jamais dans le « dégagisme », [très à la mode à gauche de nos jours], il rappelle la « fascisation » [dérive fasciste, NDLR] de la droite traditionnelle et l’euroscepticisme grandissant des gauches radicales européennes.
Il tire ainsi sa vision du futur de l’Union Européenne (UE) et appelle à une prise de conscience politique et culturelle du fondamentalisme européen pour nos sociétés :
LA SOURIS VERTE : Votre principal combat au sein du Parlement Européen est depuis bientôt dix ans, la justice fiscale. Que pouvez-vous nous en dire ?
PHILIPPE LAMBERTS : C’est beaucoup plus large que cela. La justice fiscale est un aspect de ma raison d’être ici, pour sortir du monde de la religion de la pensée unique néo-libérale qui est une idéologie qui tue notre planète et une bonne partie de ses habitant-e-s.
C’est un combat pour que les êtres humains puissent mener une vie digne, pas seulement en Europe, mais aussi dans le reste du monde et pas seulement ces générations-ci mais les générations futures. C’est cela fondamentalement qui motive mon combat politique.
Alors c’est sûr que venant du secteur privé, je me suis focalisé sur les questions socio-économiques. On dit souvent que les Verts sont incompétents là-dessus, on en vient même parfois à me dire : “mais, vous qui êtes compétents sur ces questions-là qu’est-ce que vous faites chez les Verts ?”. Comme si par définition les Verts devaient être incompétents là-dessus. Moi, ce que j’ai essayé de faire depuis que je suis ici, c’est de crédibiliser le groupe parlementaire sur les questions macro-économiques, industrielles et fiscales. La justice fiscale est un élément de cela et est un élément crucial si on veut assurer une justice sociale dans nos pays.
Votre passé au sein d’IBM vous a t-il influencé dans cet engagement politique ?
Oui. J’ai passé 22 ans dans une grande multinationale Américaine et c’est vraiment de l’intérieur que j’ai vécu la mondialisation néo-libérale et la financiarisation de l’économie. Je suis entré en 1987, donc la révolution néo-libérale avait commencé depuis quelques années plus tôt aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Unis [RU]. J’étais à IBM pendant le gros de la transformation, pendant le moment où nous avons quitté le modèle de l’économie sociale de marché pour aller vers le modèle de la mondialisation financière.
Vous êtes membre depuis 2009 de la commission parlementaire ECON, quelles ont été vos victoires et vos défaites au sein de cette dernière ?
Les défaites sont nombreuses. Mais en tout cas, ce qui a fait « ma célébrité », c’est la question des bonus des banquiers dans le cadre d’un énorme paquet législatif : les nouvelles lois bancaires européennes, pour lesquelles je pense avoir joué un rôle clé dans le fait que nous ayons adopté des dispositions qui limitent les bonus que peuvent recevoir les banquiers.
Mais ce dont je suis le plus fier c’est d’avoir fait passer le « reporting » pays par pays pour les multinationales bancaires (cela est une spécificité des écologistes). On leur a imposé l’obligation de publier dans leurs rapports annuels, la liste de toutes leurs entités juridiques dans tous les états où elles opèrent, et pour chaque état où elles opèrent, quel est leur chiffre d’affaire, leurs profits, leurs pertes, les taxes qu’elles payent, les subsides qu’elles reçoivent et le nombre de personnes qu’elles emploient.
Alors maintenant, on voudrait généraliser cela à toutes les grandes entreprises. Ceci est une mesure qu’on peut mettre légitimement à mon compte. Le reste du travail législatif mené actuellement porte, entre autres, sur les règles de gouvernance européenne, ce qu’on a appelé le « sixpack » et le « twopack ». Ce combat a consisté à limiter les dégâts avec un succès relatif évidemment. On n’a pas pu imposer un changement de logique qui remette de la dignité humaine au cœur de la gouvernance économique.
Quelles ont été les conclusions des commissions d’enquêtes parlementaires Taxe et Taxe 2 dont vous faites partie ?
Ce travail a été rendu possible grâce aux scandales révélés par les lanceurs d’alertes. Ce travail est arrivé, en général, à des conclusions plutôt bonnes de la part du Parlement Européen.
Mais évidemment, le gros problème c’est que sur les questions fiscales, la plupart du temps, le Parlement n’est pas consulté. Il ne prend pas voix au chapitre, et donc évidemment si nous avons pas voix au chapitre les décideurs, à savoir le Conseil de l’Union Européenne et les États membres se foutent de ce qu’on raconte.
Alors on peut adopter des positions au Parlement, mais ça reste un peu gratuit parce-que ce n’est pas nous qui décidons. Les mauvais esprits disent : « Si vous pouvez arriver à de bonnes positions au Parlement Européen c’est parce que vous ne décidez pas. Si vous aviez le pouvoir de décision, les majorités seraient différentes ».
Cela n’est pas impossible, il est facile d’avoir de bons sentiments quand ça n’a pas de conséquences, c’est plus difficile quand ça en a évidemment.
Étant donné que certains États membres de l’Union font partie de ces paradis fiscaux européens, cela ne risque-t-il pas de ne jamais changer ?
Cela est tout le problème, la stratégie que je recommanderais est la stratégie qu’Emmanuel Macron a tracée, mais que je ne vois pas s’exécuter : constituer une coalition de volontaires pour harmoniser, par exemple l’impôt sur les sociétés, dans un groupe pilote de pays, puis après cela, que ces pays exercent toutes leurs pressions à l’intérieur de l’UE sur les autres, afin qu’ils se comportent décemment. Mais pour l’instant je ne vois pas cette stratégie se matérialiser. C’est ce qu’on appelle les coopérations renforcées. Jusqu’à maintenant, la seule coopération renforcée en matière fiscale, c’est celle qui porte sur la taxe sur les transactions financières. Mais elle a été complètement torpillée par les états membres qui, soi-disant, veulent la porter. Il y a aussi beaucoup d’hypocrisie. Les états membres qui ont lancé cette taxe sur les transactions financières l’ont faite surtout sous la pression de l’opinion publique, mais sans réelle intention de la faire aboutir.
Quel était votre regard sur l’accord de coalition de 2014 entre le groupe social-démocrate (S&D) et le parti populaire européen (PPE) ?
C’est ce qu’on appelle la grande coalition qui est de moins en moins grande, parce-qu’en fait ces deux familles politiques, ensembles, représentaient avant presque 80% du spectre politique. Aujourd’hui, elles ne représentent que 50% dans le meilleur des cas. C’est essentiellement la coalition du statu quo, celle qui maintient le système tel qu’il est, c’est la coalition du CETA et du TTIP, c’est la coalition du diesel. Et donc cet accord ne peut évidemment pas me réjouir. C’est la loi du nombre. Mais ce n’est pas une coalition entre égaux, c’est le PPE qui fixe la ligne et ce sont les socialistes [S&D] qui s’alignent. Cela ne peut pas me réjouir, car on voudrait que les socialistes [S&D] soient un peu plus socialistes. Ils ont une colonne vertébrale qui est on va dire un peu en « plastique ».
Est-ce qu’il existe dans le groupe des écologistes et des régionalistes [Verts/ALE] que vous co-présidez, des dissensions sur certains sujets ?
Oui comme dans tous groupes humains mais dans l’essentiel non, on tient bien ensemble. Il y a des nuances différentes, quand on parle de commerce international certains voudraient plus, alors que d’autres voudraient en réduire le volume. Au total, les positions que l’on adopte sont assez cohérentes et rassemblent une très grande majorité de nos député-e-s. On est un groupe politiquement cohérent. Mais l’expression varie selon les pays, c’est clair on ne vend pas la politique Verte en Allemagne comme on la vend en France, c’est évident.
Je pense notamment au dossier constitutionnel, avec les pays nordiques qui peuvent s’y opposer…
Non, pas les pays nordiques, on a juste le parti vert suédois [Parti de l’Environnement Les Verts] qui reste un parti qui a des racines vraiment eurosceptiques, mais c’est le dernier. Quand je présidais le PVE, on avait facilement deux partis qui, à chaque fois que l’on voulait prendre une position un peu ambitieuse sur la construction européenne, nous mettaient des bâtons dans les roues. C’étaient les Britanniques et les Suédois, mais maintenant avec le Brexit, les Britanniques sont devenus farouchement pro-UE. Il ne reste que les Suédois mais ils ne pèsent pas lourd. Les Verts européens sont très largement favorables à une intégration accrue dans l’UE. Nous ne sommes pas le parti du plan B. C’est important de le souligner. Si vous prenez Benoît Hamon, il est très ambigu sur ces questions-là parce qu’il ne veut pas s’aliéner en Jean-Luc Mélenchon. C’est très clair que sur la question européenne, Jean-Luc Mélenchon et nous, ne sommes pas du même côté. Nous sommes partisans de la poursuite de la construction européenne et de la réorientation des politiques menées en Europe. Lui est partisan de la sortie de l’euro et de l’UE pour hypothétiquement reconstruire une nouvelle Europe autrement, sauf que l’on ne repart jamais d’une feuille blanche et qu’il n’a pas de majorité pour cette feuille blanche. Il n’y a pas de compromis possible entre sortir et rester. Là-dessus, nous ne sommes pas ambigus, à l’inverse de Benoît Hamon.
Comment voyez-vous, notamment avec l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir en Italie, l’apogée de cet extrémisme politique dans toute l’Europe ?
Déjà, parler d’apogée sous-entend l’apparition d’un déclin après-coup, et je n’en suis pas sûr, d’où le problème. Ce qu’on constate, et c’est ce que j’ai toujours craint, c’est la contamination de partis politiques traditionnels par l’extrême-droite. Par exemple, en Italie c’est une coalition qui associe des partis d’extrême-droite. Mais qui avait amené La Lega [Ligue du nord] pour la première fois au pouvoir ? C’est Silvio Berlusconi. Alors, ce que l’on constate, c’est que le représentant local du PPE [Silvio Berlusconi] fait campagne avec l’extrême-droite et un degré d’inquiétude du PPE qui montre sa complicité croissante avec l’extrême droite puisque ça part du soft […] avec un Laurent Wauquiez qui adopte de plus en plus une posture et une rhétorique d’extrême-droite, à [Sebastian] Kurz en Autriche qui gouverne avec l’extrême-droite [Parti de la liberté d’Autriche – FPO] […] et puis il y a le pire, l’extrême-droite au sein-même du PPE et ça c’est Victor Orban.
Donc là c’est très inquiétant. Ce n’est pas seulement l’extrême-droite qui gagne des voix chez les électeurs, c’est l’extrême-droitisation d’une partie de la droite historique.
Est-ce qu’au vu de cette extrême-droitisation de la droite traditionnelle en Europe, la prochaine majorité [qualifiée ou relative] du Parlement Européen peut virer très à droite ?
Mais ils [le PPE] fricotent déjà avec l’extrême-droite comme ce n’est pas permis ! Moi quand j’entends le chef de groupe PPE, Manfred Weber, dire que jusqu’ici Victor Orban n’a franchi aucune ligne rouge, on se demande où est cette ligne rouge ! Quelque part ce qui serait le scénario idéal de mon point de vue, c’est qu’Emmanuel Macron parvienne à prendre place entre la droite raisonnable libérale et l’extrême-droite. Quelque-part, faire péter le PPE afin de constituer un nouveau groupe de droite et de prendre la place du PPE. Qu’il [Emmanuel Macron] occupe le champ à droite et puis qu’on soit capable de recomposer la gauche du parlement d’une manière différente, mais ça aussi je ne sais pas si on y arrivera.
Depuis 2014, quelles ont été les grandes victoires des écologistes et des régionalistes au Parlement Européen ?
Depuis 2014, elles sont beaucoup moins marquées que dans la législature précédente, car justement le jeu est beaucoup plus verrouillé, puisque PPE et les socialistes [S&D] cherchent d’abord à faire un accord entre eux et une fois, d’accord il n’y a plus de nécessité d’élargir la majorité et en général quand ils veulent l’élargir c’est principalement à droite qu’ils l’élargissent, avec les libéraux et pas avec nous.
Donc nos victoires sont plus limitées, il y a évidemment le règlement général de la protection des données [RGPD] qui est une réalisation des Verts (du rapporteur écologiste Jan Philipp Albrecht). Là-dessus, on peut dire que c’est une victoire « verte » mais dans le reste, nos victoires consistent à limiter les dégâts. Par ailleurs, c’est grâce aux multiples commissions d’enquêtes et commissions spéciales dans lesquelles on a pu s’imposer sur les questions fiscales, sur la question de Monsanto… Mais nous avons seulement 52 député-e-s sur 751 et par ailleurs, la grande coalition ferme honnêtement le jeu. Maintenant évidemment si dans la prochaine législature la grande coalition n’était plus majoritaire, cela pourrait ouvrir le jeu. Mais si le groupe socialiste [S&D] est remplacé par un groupe « macronien », trop peureux de dealer avec le PPE, ils pourraient se retrouver à deux à avoir la majorité. A nous de faire mentir ces prévisions et de venir avec un groupe écologiste suffisamment solide pour pouvoir avoir une influence dans ce parlement.
Vous serez de cette partie en 2019 ?
Ça dépendra de mon parti, il décidera s’il souhaite me voir être une troisième fois candidat. S’il le souhaite je le serai avec grand plaisir et avec détermination, et s’il ne le souhaite pas j’irai faire autre chose.
Quelles sont les relations avec les autres groupes parlementaires, notamment à gauche ? Est-ce qu’il y a des habitudes de coopérations entre vous ?
Cela dépend des sujets. Il y a des sujets où les convergences sont assez naturelles, comme sur la transition écologique et sur les grandes lignes. Avec les socialistes [S&D] c’est frustrant parce qu’en réalité, ils recherchent d’abord l’accord avec le PPE. Et donc leurs discours sont proches de nous, mais dans l’action c’est avant tout d’occuper les postes de pouvoir et c’est une tendance lourde, ce n’est pas juste une exception. Avec la gauche radicale [GUE/NGL], avec des individus ça se passe très bien, mais il faut savoir que la gauche radicale est ici une confédération, c’est un agglomérat de partis qui sont parfois opposés sur des choses fondamentales, comme par exemple la construction européenne. Sur la question écologique il y a des gens très convaincus de la transition et d’autres qui sont des productivistes bêtes et méchants. Il y a un peu de tout, mais de toute façon, on voit bien que depuis quelques mois, la gauche radicale a décidé de surtout marquer sa différence, c’est-à-dire ne pas faire partie du compromis, parce qu’il faut montrer au vu des élections que eux c’est eux et que nous c’est nous. C’est toujours un peu compliqué.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Europe et du projet européen ?
Je vois notre capacité à faire remporter l’idée que dans ce monde du XXIe siècle et face aux défis qui sont les nôtres, les européen-ne-s ont intérêt à se serrer les coudes. Autrement dit, faire gagner le sentiment que nous sommes tou-te-s dans le même bateau contre le sentiment du « moi je peux tirer mon épingle du jeu tout seul ». Le Brexit c’est ça, c’est le sentiment que finalement seul, le RU s’en sortira mieux que s’il faisait parti de l’UE. Je pense que c’est une grossière erreur. Je rappelle que les européen-ne-s pèsent à l’heure actuelle 7 % de la population mondiale et en 2050 elle en pèsera seulement que 5 %. Si on veut peser, c’est tou·te·s ensemble ou c’est pas du tout. Il n’y a pas à sortir de là, et c’est à nous d’être pédagogues et de donner envie. C’est ça qui m’a encouragé après mon discours face à Macron, des dizaines de Français-e-s m’ont écrit-e-s en disant : « j’étais devenu eurosceptique, mais en vous entendant je reprends fois en l’Europe ». Ça veut dire qu’il y a une partie de nos concitoyen-ne-s qui se détourne du projet européen parce qu’ils ont l’impression qu’il y a convergence entre le projet européen et la mondialisation néo-libérale. Évidemment, aujourd’hui les politiques menées en Europe sont largement néolibérales. Mais autre chose est possible et c’est ça que l’on doit mettre en avant, afin qu’un nombre croissant de nos concitoyen-ne-s nous fasse confiance et qu’on parvienne à renforcer le projet européen et en réorienter la direction.
A votre avis, pourquoi ce projet européen et écologiste ne mobilise pas autant qu’il ne le mérite ?
Et bien on verra. Aujourd’hui si les gens s’en détournent c’est justement parce-qu’ils considèrent que l’Europe est le véhicule de la mondialisation néo-libérale mais c’est à nous d’être capable de les mobiliser. Traditionnellement, les élections européennes ne suscitent pas un grand intérêt, à nous d’être bons dans la campagne pour motiver les gens à aller voter et de préférence pour nous.
Crédits photos : Par Stanislas Jourdan — https://www.flickr.com/photos/stanjourdan/12652614995/, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=33212955