Aujourd’hui, le 8 mai, est pour beaucoup d’occidentaux un jour de célébration de la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie. Un jour à priori dédié à la Mémoire de la Seconde Guerre Mondiale et de ses horreurs, mais qui est en réalité en France, notamment, un jour d’héroïsation des soldats (français·e·s) et de glorification de la nation. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, le 8 mai est lui un jour de deuil depuis plus de 70 ans en Algérie, du fait du caractère soudain des événements, de leurs violences et de leurs conséquences.
Une libération du territoire et des cadres identitaires
En novembre 1942, les troupes alliées débarquaient en Méditerranée sur les côtes Marocaines et Algériennes, entraînant la libération du territoire Algérien. Ce territoire est passé de la domination républicaine depuis 1830 à celle du régime vichyste en 1940. Ainsi, pour les algérien·ne·s, l’arrivée des troupes états-uniennes est avant tout un choc identitaire. La puissance française semblait effacée, comparée à celle des États-Unis. Il y avait l’impression d’une puissance perdue, ainsi, le général Juin notait que « la nation protectrice a donné l’impression, après le débarquement allié, d’être à son tour prise en tutelle1 ».
C’est à ce moment qu’une partie du Parti du Peuple Algérien2(PPA), penses-en une lutte révolutionnaire armée, au moment où l’Algérie coloniale française est au plus bas. Une résistance par le refus des liens coloniaux et par l’affirmation et la construction d’une nation et d’une entité algérienne. Pour le PPA, être algérien·ne·s, c’est avant tout revendiquer une différence avec l’autre. Il y a donc tout un travail de construction de cadres identitaires par les élites algériennes, comme dans tous les processus de stato-nationalisation. L’idéal du pan-maghrébisme (prôné depuis les années vingt par l’Étoile nord-africaine3) s’efface devant le nationalisme algérien, brandissant le refus de l’intégration et de l’assimilation. Doctrine appuyée sur le texte de la Charte de l’Atlantique4 et de l’action politique de Wilson dès 1917 à travers « le droit des peuples à disposer d’eux même ».
Une situation sociale dégradante
D’un point de vue socio-économique, le régime de Vichy n’a apporté aucune amélioration à la colonie. La situation de domination et de spoliation coloniale, basée sur l’expropriation et sur une économie d’exportation n’a fait que perdurer.
L’arrivée américaine a empiré la situation sur le territoire algérien. Le climat (naturel, commercial et militaire) s’est en effet lourdement dégradé. Le commerce maritime, l’extraction minière, le maraîchage et donc leurs exportations s’étaient interrompues par un blocus commercial en Méditerranée. Cela entraîna une destruction de l’agriculture, basée en partie sur le modèle colonial, c’est à dire axée et concentrée sur l’utilisation d’engrais et la mécanisation de la production de semences, qui, à partir de 1942 ne sont plus acheminées par la métropole. De 1939 à 1945, 700 000 hectares de terres céréalières ne sont plus ensemencées. Toute cette conjoncture entraîne de graves crises alimentaires, de famines et de maladies dans le pays. En effet, les besoins alimentaires de l’Algérie étaient de 900 000 tonnes de blé. Mais en 1944, la production atteint 435 000 tonnes de blé et seulement 300 000 tonnes pour l’année suivante.
Tous les événements de la première semaine de mai 1945 ne sont pas des moments de violences et de répression coloniales à part entières. Ils ne sont que la continuité d’une violence historique, mais également conjoncturelle. Les inégalités grandissantes et la situation économique qui se dégradaient, creusaient de plus en plus le fossé entre les communautés européennes et algériennes. En 1945, la situation devint explosive, les colons eurent peur et la population algérienne notamment paysanne était à bout, prête à se révolter.
Lors d’un colloque en 1985, Alia Zaoui, élève à la medersa5 El-Feth en 1945 affirmait : « je peux vous assurer que les algérien·ne·s étaient à ce moment là, prêts à tout. ».
Une hostilité de plus en plus violente des algérien·ne·s se faisait sentir envers les colons. En plus de cela, l’administration coloniale fit le choix de chasser les militants des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML)6, en usant d’intimidation et des tentatives de division du mouvement. Toutes les autorités compétentes étaient au courant que des mouvements de contestations pacifiques surviendraient7.
Le 5 mai 1945, une réunion eu lieu à la Sous-Préfecture de Sétif, réunissant les chefs de police et de gendarmerie afin d’organiser le maintien de l’ordre. Tandis qu’à Guelma, les nationalistes avaient eu l’information, par deux militants, postier et militaire, que « le sous-préfet avait pris toutes les précautions. La ville était entourée de mitrailleuses… quant au maire, il était le chef de la milice [européenne]. Bien avant les manifestions, nous savions que les européen·ne·s étaient armé.e.s ». D’après Henri Alleg, « À Guelma, tout est entre les mains du sous-préfet Achiary. […] Promu pour avoir participé à un groupe de résistance […], il n’en a pas moins exercé ses talents durant Vichy, en torturant parmi d’autres antifascistes, une jeune prisonnière communiste, Gilberte Chemouilli…».9 La Sous-Préfecture, par son représentant officiel (Achiary), arma des centaines d’européen·ne·s qui seront à l’œuvre au moment venu : le 8 mai.
1er mai : une répitition du 8 mai
La manifestation du 1er mai a été organisée par les syndicats et les organisations politiques françaises traditionnelles : CGT, PCF et PCA. Les slogans sont ceux de l’unité française de la « France combattante » contre le nazisme. Les forces policières se préparent elles aussi, aucune tendance autonomiste ou indépendantiste n’est tolérée, et aucun drapeaux ou banderoles revendicatrices ne seront autorisés. Toute tentative contestataire de la part de la foule doit donc être réprimée et sanctionnée par les autorités. Les européens sont exacerbés par le laxisme des autorités qui permet aux manifestations de se dérouler. Tandis que les algériens (principalement les militants des AML), eux, voient en cette journée internationale du travail, une journée de réaction à l’arrestation d’un des leader nationaliste algérien : Messali. Ainsi, dans toute l’Algérie des manifestations sont organisées avec comme consigne principale d’être des manifestants pacifiques et distincts des cortèges syndicaux.
Les drapeaux algériens et les slogans scandés : « Libérez Messali, libérez les détenus. Indépendance », « A bas le colonialisme », « Constitution » en disent beaucoup sur leurs déterminations politiques. À Sétif, le cortège des AML représente environ 3 000 militant·e·s et se termine dans le calme, comme dans les autres villes moyennes du pays. Dans les villes d’Oran et d’Alger, les forces de l’ordre ont établi des barrages et tirent sur les manifestant·e·s faisant une quarantaine de morts. Immédiatement, la police organise une traque des militant·e·s et des chefs nationalistes, opérant arrestations et exécutions.
8 mai, victoire des peuples sur le nazisme
Pour les AML, le 8 mai fut une date importante. Ils voulèrent associer le peuple algérien à la victoire contre le nazisme, et ainsi montrer que l’Algérie et ses combattant·e·s ont participé activement à cette victoire.
Dès le 6 mai, les leaders des AML se regroupent et écrivent une lettre de protestation adressée au gouvernement général appelée « Notre message de la victoire ». Ce document exprime la joie de la victoire des alliés et de l’importance de l’implication des soldats algériens pour la libération du territoire français. Ils appellent au dialogue de toutes les organisations démocratiques, afin de lutter contre les vestiges du racisme10. Toutes les organisations algériennes avaient donné l’ordre de défiler pacifiquement pour la victoire, car ce fut également leur victoire, celle d’un peuple contre une oppression raciste11.
Il y avait de toute part une réelle volonté de manifester pour cette victoire. La manifestation qui avait été autorisée par les autorités ne devait pas avoir un caractère politique. Le Ministre de l’intérieur français de l’époque, Adrien Texier, affirma en juillet 1945 devant l’Assemblée Consultative : « Je n’ai pas la preuve que les chefs nationalistes entendaient déclencher, le 8 mai, une véritable insurrection… J’ai plutôt le sentiment qu’ils entendaient se livrer à une nouvelle épreuve de force, faire sortir leurs troupes, comparer leurs membres, renforcer leur discipline, affirmer leur capacité d’action et marquer leur importance aux yeux des autorités françaises et, plus encore, des gouvernements alliés » 12. Les responsables nationalistes avait fait passer l’ordre qu’il y est la présence des drapeaux alliés, mais aussi du drapeau algérien.
Le 8 mai au matin, une foule commence à se constituer sur une place, près de la mosquée13. Un service d’ordre composé de militants procédait à un désarmement total des manifestant·e·s : bâtons, matraques, armes… étaient interdits. À neuf heures, le cortège commença à avancer dans une discipline parfaite. La foule arriva vite à l’avenue principale George Clemenceau et aucun incident ne fût déclaré jusque-là. Le nombre de manifestant.e.s varie de 8 000 selon les autorités, à 15 000 selon le journal algérien El Moudjahid.
Arrivés sur l’avenue, les manifestant·e·s commencèrent à sortir leurs banderoles et leurs drapeaux algériens. On pouvait lire les mêmes slogans que ceux du 1er mai, avec en plus des slogans liés à la victoire comme « Vive les Nations Unies » et « Vive la Charte de l’Atlantique ». Une fois le Sous-préfet prévenu par la police, est ordonné l’enlèvement des drapeaux et banderoles contestataires. D’après le rapport Tubert, le commissaire Valere fit observer au sous-préfet que les manifestant·e·s étaient 8 000 et que l’exécution de l’ordre entraînerait des violences. Le représentant de l’État répondit « Eh bien, il y aura de la bagarre ».
Les porteurs de drapeau furent entourés d’un cordon humain de protection, lorsque la police commença à intervenir, la résistance commença. Le drapeau algérien symbolisait l’étendard de leur liberté et de leur futur à venir. Il devint donc sacré à leurs yeux. Des coups de feu furent ensuite tirés par la police, touchant mortellement le porteur du drapeau algérien : Saal Bouzid. Puis la panique s’installa, des coups de feu furent ensuite tirés des deux côtés. Les manifestant·e·s se dispersèrent dans les rues et la manifestation se transforma très rapidement en une véritable émeute. La vengeance par le sang se fit très vite sentir, les algérien·e·s sortirent haches, couteaux et revolvers. Des européen·ne·s furent mutilé·e·s. Et la police traquait les algériens dans les rues, tirant à vue sur ce qui bougeait. L’armée française fut appelée, sous les ordres du commandant Bobillon, tirant sur la foule. D’autres petits groupes d’algérien·ne·s massacraient tout européen·ne·s qu’ils voyaient, armé·e·s ou non. À 10h45 les forces militaires et policières avaient repris le contrôle de la ville de Sétif, jonchée de cadavres.
Guelma
À Guelma, petite ville de 20 000 habitant·e·s en 1945 (dont 4 500 européen·ne·s), l’organisation de la manifestation est elle aussi préparée, autorisée et revendicatrice des promesses d’indépendance faites par les alliés. Là aussi, comme à Sétif, les forces de police tirèrent sur la foule (pacifique) lorsque cette dernière sorti les drapeaux algériens. Les manifestant·e·s se dispersèrent. La milice créée par la Sous-préfecture elle-même (que nous avons vu précédemment)et composée d’anciens combattants, issus pour la plupart de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO)14 fût, d’après le ministre de l’intérieur de l’époque Adrien Texier, l’investigatrice du « drame de Guelma ». En effet, le Sous-préfet (commandant informel de cette milice) délégua à cette milice européenne la surveillance de la ville et d’une partie de la répression post-manifestation.
Dès le lendemain, le 9 mai, milicien·ne·s et policiers perquisitionnaient les locaux des AML de la ville, ainsi que les domiciles des responsables et activistes afin de saisir les listes nominatives des adhérent·e·s et militant·e·s. Une liste qui devait, selon un responsable de la milice, Garrivet15, servir à « étudier la liste des personnes à juger [euphémisme employé pour dire tuer] ».16 À partir de là, la tuerie pouvait commencer. Milicien·e·s, gendarmes et policiers arrêtèrent arbitrairement tou·te·s suspects, autrement dit, tout·e algérien·ne dans la rue, tout militant·e ou toute personne dénoncée par un·e européen·ne.
Le témoignage de Braham Mohamed Tahar résume très bien la violence qui a été opérée à la suite du 8 mai 1945 : « Je fus arrêté à 15 heures ce jour du 9 mai par un policier et six miliciens ; conduit au commissariat, j’ai été torturé puis dirigé vers la caserne. Là, j’ai vu des gens qui ont été arrêtés et qui n’ont ni participé à la manifestation, ni milité auparavant dans les partis politiques ; et ils n’avaient aucune idée de ce qui s’est passé. Le soir du 10 mai, la tuerie avait commencé et de la prison nous entendions les coups de feu. Tout Arabe rencontré en ville était soit arrêté soit tué » 17.
D’après les rapports de police judiciaire de la brigade mobile de Guelma, toutes ces arrestations furent arbitraires. En plus de ces dernières, des tortures et des fusillades par dizaine furent orchestrées par la milice et par les forces de l’ordre françaises. D’après le journal Liberté, il y aurait eu au moins 142 victimes, publiant en 1946 cette liste de ces 142 noms grâce aux plaintes déposées par leurs familles. Tandis que Ferhat Abbas, s’exprimait sur les 800 fusillés sans jugement à Guelma.
Les violences commises par les civil·e·s (algérien·ne·s et européen·ne·s) et contre les civil·e·s, est le reflet de la sociologie des populations de l’époque. Les individus avaient une grille de lecture manichéenne et binaire, où chacun avait peur de l’autre, ou l’autre était le dominateur et le mauvais ou l’indigène incivilisé. Même si chacune de ces communautés étaient éclectiques de par leur diversité interne, il y avait un vrai clivage, une véritable césure entre ces deux groupes, car, même alvéolaire, la communauté algérienne autant que l’européenne, se composait d’individus et de groupes qui se reconnaissaient dans une communauté identitaire, culturelle et politique.
Ainsi, si vous irez (ceci n’est pas une invitation, loin de là) aux cérémonies militaires, patriotiques et chauvines de ce 8 mai 2018, peut-être pour commémorer un ou des proches disparus, souvenez-vous des morts qui ne sont pas héroïsés par la France, celles et ceux morts pour la paix, la démocratie et la liberté par les autorités françaises. « Les oublié·e·s de l’Histoire »18 du 8 mai 1945, pour citer Annette Becker. Car où est l’intérêt de commémorer, de glorifier et d’héroïser les soldats (seulement français·e·s), lorsque dans le même temps on oublie et masque la souffrance des civils pendant les guerres et les massacres dans les colonies ? Où est la justice et la fraternité quand on parle de paix et de libération, quand dans le même temps on ignore et méprise le prix du sang et de la sueur coloniale dans cette libération et qu’aujourd’hui la France et les autorités locales françaises n’ont pas ce courage de reconnaître leurs erreurs, leurs déviances et leurs crimes19 ?
La France à travers différents représentants de l’État, a reconnu très récemment les massacres de Sétif, Guelma… de mai 1945. Certes, mais cela reste une simple hypocrisie, car dans les faits, durant ces cérémonies du 8 mai, où sont les hommages à ces algérien·ne·s tué·e·s par la France et aux européen·ne·s tué·e·s en représailles ? Ces commémorations sont des fêtes arrogantes de la victoire française, alors qu’en réalité à la vue de ce que nous venons de voir, le 8 mai est plutôt un symbole de la faillite humaine et morale de la France.
1Maréchal Alphonse Juin, Le Maghreb en feu, Plon, Paris, 1957, p. 45
2Parti fondé par Messali Hadj en 1937, après que l’ÉNA soit interdite sous le Front Populaire.
3Étoile nord-africaine (ENA), association fondée en 1926 et devenue un parti politique prônant la constitution d’un grand ensemble maghrébin (autour de l’Algérie) par l’indépendance des trois colonies françaises du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie).
4Déclaration solennelle du Président des États-Unis (Roosevelt) et du Premier Ministre britannique (Churchill) qui pose les fondements de leurs politiques internationales, dont au troisième article : « ils respectent le droit qu’ont tous les peuples de choisir la forme de Gouvernement sous laquelle ils entendent vivre »
5Université théologique musulmane
6Mouvement fondé par Ferhat Abbas en mars 1944, autour de son texte : Le manifeste du peuple algérien ».
7Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre 8 mai 1945, Paris, Syros/Nom de la Mémoire, 1995, p. 106
8Entretien de Braham Mohamed Tahar, Chroniques d’un massacre 8 mai 1945, Paris, Syros/Nom de la Mémoire, 1995, p. 107
9Henri Alleg, La guerre d’Algérie, Paris , Temps Actuels, 1981
10À comprendre ici la colonisation.
11À comprendre ici le nazisme.
12Adrien Texier, discours prononcé à la tribune de l’Assemblée Consultative le 18 juillet 1945
13Actuellement mosquée Abou Dher El Ghiffari
14Nouvellement Parti Socialiste.
15Maire socialiste (SFIO) de la ville de Guelma.
16El Moudjahid, n° 6184, 8 mai 1985
17Rapport spécial, daté du 2 décembre 1946 : « Disparition au cours des événements du mois de mai 1945 du nommé B.A Benm K., bijoutier à Guelma ». Ref/délégation générale n° 302/G en date du 3 avril 1946 du juge d’instruction auprès du tribunal de première instance du Guelma
18Annette BECKER, Oubliés de la grande guerre humanitaire et culture de guerre populations occupées déportés civils prisonniers de guerre, Paris, Éditions Noêsis, 1998
19La France à reconnut très récemment par es repsonsable officiels la responsabilité de la france dans ces massacres. Certes, mais cela n’est-il pas juste de
Photographie 1 : Manifestation des algérien·ne·s le 8 mai 1945 à Sétif, dans le nord constantinois, source L’Orient Le Jour