Le 4 décembre 2014 se tenait à Montpellier le café de la biodiversité, qui comme à chaque fois nous en apprend beaucoup sur la nature et notre rapport à celle-ci. Cette fois-ci, la rencontre s’est concentrée autour des abeilles, si importantes pour l’équilibre de nombreux écosystèmes. Guillaume y était et nous raconte tout :
Les Anciens racontaient que le jeune Pindare, lors d’un de ses voyages, s’assoupit sous un arbre. Pendant que Morphée lui donnait accès aux rêves, des abeilles vinrent déposer sur ses lèvres, sans lui faire de mal, un peu de leur nectar. Ce présage destina Pindare a devenir l’un des plus grands poètes de son temps, ses paroles, dit-on, étant aussi douces aux oreilles que le goût du miel en bouche.
Il y a plus longtemps encore -environ 100 millions d’années- un insecte se posa sur une plante à fleur et pour la première fois… la pollinisa ! Cet insecte, c’est l’abeille ; cette pollinisation, une révolution dans le monde de la biodiversité. Elle fertilisa, dans le mythe, les lèvres du poète et aujourd’hui, elle continue à féconder, par la pollinisation, 80% des espèces de plantes à fleurs de notre planète, soit 20 000 espèces. Son rôle est celui de sentinelle, de gardienne d’un équilibre millénaire entre les écosystèmes naturels. « Sans elle, sans l’une des plus belles histoires d’amour entre un insecte et une plante, le monde que nous connaissons aujourd’hui n’aurait jamais été. », nous explique Henri Clément (*), apiculteur et porte-parole de l’Union Nationale de l’Apiculture Française (UNAF).
En effet, l’abeille contribue non seulement au renouvellement de la biodiversité mais à la vie quotidienne de l’homme. La diversité de notre agriculture dépend d’elle, et par conséquent, la production alimentaire : 35% de la quantité de notre alimentation et 65% de sa diversité dépendent à 85% des abeilles. Si l’abeille disparaissait, il n’y aurait plus que du pain et du riz dans nos assiettes. Rien de bien varié me direz-vous… L’alimentation animale elle-même dépend de cette pollinisation. La disparition de l’abeille n’est donc pas souhaitable, n’est-ce pas ? Mais c’est pourtant ce qui est en train de se produire. En Europe, 30% à 40% des abeilles ont été décimés en moins de 10 ans, soit, en France, l’équivalent de 350 000 ruches par an. Le taux de mortalité est passé de 5-6% par an à 30% aujourd’hui. De même qu’une reine ne vit plus que deux à trois ans au lieu de quatre ou cinq ans. Cela sans parler d’une baisse de la fécondité record et de la disparition alarmante des butineuses. Ce sont les effets CCD – « Colony Collapse Disorder », les syndromes d’effondrement des colonies d’abeilles, phénomène de mortalité anormale et récurrente des colonies d’abeilles domestiques. Ce n’est pas seulement l’Europe et la France qui sont touchées par ce phénomène depuis 1998. Non. Ce dernier est mondial ! Et d’autant plus difficilement mesurable du fait que les abeilles ne meurent plus devant la ruche mais dans les champs. Mais que se passe-t-il ? Ma question est candide, puisque vous le savez évidement. L’emploi massif des insecticides, des herbicides et des fongicides, le recours aux cultures intensives et à la monoculture – un désert sans fleur des champs – sont les fléaux de la biodiversité végétale et de ses sentinelles. Cette catastrophe a pour premières victimes ces dernières : c’est au total plus de 14 milliards d’abeilles qui ont péri depuis 1997 en France. Les raisons ? Des poison qui coule à flot dans nos champs et une pauvreté florale qui sont à l’origine d’une faiblesse immunitaire chez l’abeille. Imaginez l’hécatombe si l’on y ajoute aux domestiques les abeilles solitaires et autres pollinisateurs sauvages ! L’environnement se dégrade, c’est un fait, et tout particulièrement en France qui est le premier consommateur en pesticides d’Europe, et le troisième dans le monde.
« Nous avons la volonté nécessaire pour affronter ces disparitions qui touchent nos cheptels. », nous dira Henri Clément. Les apiculteurs, pâtres de nos abeilles domestiques, reconstituent chaque année des milliers de ruches et se refusent de perdre courage. C’est ainsi que l’UNAF, qui regroupe 22 000 apiculteurs aujourd’hui sur 70 000 en France, s’est créée : défendre la cause de l’apiculture française et sauvegarder les superfamille des Apoidea. Sans ces femmes et ces hommes, la pollinisation des cultures maraîchères, arboricoles, fourragères et florales seraient impossibles puisqu’on les sollicite fréquemment en période de floraison pour polliniser certains espaces tant la disparition des pollinisateurs sauvages est importante. Une abeille peut en une journée récolter le nectar et le pollen de près de 225 000 fleurs ! Sans abeille et sans pollinisateurs sauvages, l’homme serait-il capable d’assumer cette industrieuse tâche ? On estime une chute de 30% de certaines productions agricoles si les abeilles venaient à manquer, d’où des réservations pour polliniser les champs. La pollinisation est entrée dans les exploitations et le sort de l’abeille commence à inquiéter les pouvoirs publics.
Mais il s’agit moins d’un intérêt pour leur survie que pour leur pouvoir de pollinisation. Néanmoins, la résistance est en marche et les apiculteurs, assisté de l’UNAF, furent parmi les premiers à alerter les pouvoirs publics sur la disparition progressive des insectes pollinisateurs sauvages et sur la dangerosité de nouveaux produits qui ont des effets néfastes sur le comportement et la santé de l’abeille : des pesticides comme le »gaucho » (sur les plantations de tournesols) puis le »regent » (sur les plantations de maïs) ont été interdits d’utilisation depuis 2005, remettant ainsi en cause les procédures d’homologation de ces produits. Mais le danger de ces pesticides est toujours présent dans nos sols et pourra se manifester sous d’autres noms. Ce sont pourtant les apiculteurs qui ont été accusés à tort de cette surmortalité dans un premier temps. Il est temps de rétablir la vérité ! Ce n’est pas « l’incapacité » des apiculteurs qui est la cause de la disparition de leurs cheptels mais un système qui n’est pas viable, ni durable. Ne méprisons plus ce travail et cette passion pourtant d’avenir, profondément ancré dans des terres et des pays. Ne sous-estimons plus ce lien puissant qui unit des hommes et des femmes avec un patrimoine antérieur à l’Histoire de l’humanité. Les abeilles retrouvent leur titre de noblesse aujourd’hui ainsi qu’un rôle dans nos débats.
L’entendez-vous, ce bourdonnement ? Il est faible mais bien présent. Il nous questionne sur un rapport que nous avons oublié, celui qui existait entre l’Homme et la Nature et que nous nous devons de re-découvrir. L’abeille est une leçon de vie si on sait l’observer.
Questions du public :
→ Est-ce vrai que les ondes de nos portables sont néfastes aux abeilles ? Les ondes les désorienteraient-elles ?
H. C : « Les savants y croient de moins en moins. Les abeilles se portent bien à Paris où les ondes sont pourtant très présentes. Dans certains espaces où le CCD touche des cheptels, il n’y a quasiment pas d’onde. Ce n’est donc pas, pour moi, une piste pour comprendre la disparition des abeilles. »
→ Nous venons d’évoquer Paris. Que pouvez-vous nous dire de l’impact des villes sur les abeilles ?
H. C : « Les colonies d’abeilles s’y portent bien mieux que dans les zones de grandes cultures ! La pollution ne semble pas avoir un effet aussi néfaste qu’on peut le croire sur la qualité du miel. Celui de l’Opéra de Paris peut en être la preuve. Cela demeure surprenant. Mais il faut savoir que lorsqu’on retrouve dix-sept à dix-huit pollens différents à Paris, nous n’en retrouvons que cinq seulement dans la Beauce à cause de l’agriculture intensive. De quoi laisser songeur. Cette bonne adaptation de l’abeille en ville a permit à l’UNAF d’y implanter quelques ruches pour sensibiliser le public sur la situation de l’apiculture en France, dans le cadre de notre programme »Abeille, sentinelle de l’environnement ». Dans les ruchers urbains, nous pouvons installer six à huit ruches, que nous installons dans les espaces verts et sur les toits des établissements de nos partenaires(**). »
→ Comment diffusez-vous votre message ?
H.C : « Essentiellement par les principaux concernés : les apiculteurs. La moitié de la production de miel est vendu du producteur au consommateur, ce qui permet de discuter. Le public nous soutient mais ignore beaucoup de choses. Il est indispensable de mettre en place un programme de sensibilisation et d’information des médias, du grand public et des politiques. L’installation de ruches en ville, la programmation de journées APIdays (découverte du métier d’apiculteur au grand public) ou de conférences-débats comme celle-ci, peuvent jouer ce rôle. Il y trois piliers à mon avis pour permettre de pousser les actions. Le scientifique, qui apporte les preuves de ce que nous avançons. Le juridique, qui est un levier quand nous ne sommes pas entendus. Et l’oreille médiatique, qui exerce une pression sur les politiques. Mais c’est également heurter un lobby considérable car il y également des enjeux financiers. Pour le Ministère de l’agriculture, la question apicole doit être rangée dans un tiroir car elle dérange. »
→ N’avez-vous pas peur d’un effet de mode ?
H. C : « Il est vrai que certains prétextent l’abeille pour se faire du miel… euh du blé. Il existe des dérives, comme celui du prix des essaims. C’est la contrepartie du succès acquis pour la protection des abeilles ».
→ En parlant de dérives, certains apiculteurs n’en commettent-ils pas ?
H. C : « Malheureusement oui. L’apiculture a profondément changé en trente ans. Dans certains pays, le miel est toujours considéré comme une denrée rare et noble, comme au Maroc ou en Syrie. C’est tout l’inverse avec certains apiculteurs américains. C’est une véritable entreprise dans leur cas : 20 à 30 000 ruches par apiculteurs ! C’est déraisonnable car on pousse l’abeille à produire toujours plus. Le bourdonnement des abeilles n’est pas le bruit des dollars qui tombent ! »
→ On parle d’une « honte des apiculteurs ». Pourtant, ils n’y sont pour rien dans la perte de leurs cheptels. Comme un travailleur qui perd son emploi, ils se sentent obligés de cacher ces pertes dans un premier temps car ils en ont honte. Qu’est ce qui est fait pour soutenir un apiculteur et pour lui enlever le poids de cette honte injustifiée ?
Henri Clément : « … Rien. Aucune aide de la part de l’Etat. C’est un véritable traumatisme pourtant ! Les recherches néanmoins apportent des réponses pour expliquer ce phénomène. Mais ils ne reçoivent aucun soutien et tout ce que le ministère de l’agriculture a à dire c’est que ce phénomène est »multifactoriel ». Multifactoriel… autant dire que l’on ne tire aucune leçon ».
→ Comment pouvons-nous reconstituer les stocks ?
H. C : « Monsanto a acheté en Nouvelle Zélande, l’entreprise la plus grande productrice de reines. Monsanto ?! Rien de louche ? Autre cas. Les Japonais sont en train d’imaginer une abeille sans dard. En France encore, des chercheurs tentent de créer des abeilles OGM qui résisteraient aux pesticides. Dans d’autres pays, on se pose la question d’un drone qui jouerait le rôle de pollinisateur. Arrêtons un instant. Tout ceci n’est qu’un leurre ! La mortalité de nos abeilles signifie quoi ? La dégradation de l’environnement ! Il faut arrêter d’homologuer des produits sans prendre conscience de leurs dangers. Il faut réorienter notre modèle agricole vers l’agronomie, mettre fin à la monoculture, se débarrasser des OGM. »… Il faut réinventer notre monde.
→ Albert Einstein a dit un jour : « Si les abeilles disparaissaient de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre ». Est-ce vrai ?
H. C : « Je vous avouerai que je ne pense pas qu’il est dit cette phrase un jour. Mais ce qui est dit à un fond de vrai. Savez-vous quelle quantité de miel en moyenne consomme un français par an ? 600 g. Vous semblez étonné. Oui, c’est peu. Il ne semble donc pas, à première vue, que la perte de l’abeille soit une catastrophe dans la vie de l’homme. Détrompez-vous. Si les pollinisateurs disparaissaient, notre vie changerait du tout au tout. La qualité de notre alimentation se réduirait considérablement. Nous aurions moins de fruits et moins de légumes dans nos assiettes. N’oublions pas le lien qui existe entre le pollinisateur et la fleur ; la fleur est le fruit à maturation. »
→ Quelles conséquences depuis l’arrivée du frelon asiatique en France ?
H. C : « Lorsque le frelon asiatique est arrivé sur le territoire français, les apiculteurs ont alerté les Ministères. Mais ces derniers n’ont pas agit. Aujourd’hui, le frelon asiatique a colonisé toute l’Europe, de la Belgique à l’Espagne. Quelles conséquences ? Les frelons asiatiques tuent les abeilles pour nourrir leurs larves. Sa présence à l’entrée des ruches stresse les abeilles qui n’osent plus sortir. La population vieillit et la reine devient moins productive en raison du manque de nourriture. Mais ce n’est pas le seul ennemi de l’abeille. Il y a également le varoi, un acarien qui parasite et affaiblit les abeilles. »
(*) Henri Clément fut le président de l’UNAF -Union Nationale de l’Apiculture Française- de 1996 à 2011. Il en est aujourd’hui le porte-parole. Il est actuellement en charge de la revue Abeilles et fleurs et du programme »Abeille, sentinelle de l’environnement » afin de sensibiliser le public et les médias sur le rôle fondamental de l’abeille dans notre biodiversité. Il occupe aussi la fonction de président dans le Syndicat apicole de Lozère.
(**) Les partenaires de l’UNAF sont autant publics que privés. Il peut s’agir de collectivités territoriales, dont fait partie la ville de Montpellier, ou d’entreprises ainsi que des PME/ PMI françaises.
Quelques sites à visiter :
La charte pour la survie des abeilles et la sauvegarde de la biodiversité
Un article connexe sur La Souris Verte :
Les ruches à miel, une fausse-bonne idée
Quelques films-documentaires sur cette question :
Des abeilles et des hommes :
https://www.youtube.com/watch?v=yWUh0O2hpW8
Le silence des abeilles :
Crédits photos : D.R.
Guillaume Poinsignon