Les débats contemporains sur l’agriculture opposent depuis une trentaine d’années le modèle industriel et productiviste dominant au modèle alternatif de l’agroécologie, en d’autres termes l’agrobusiness à l’agriculture paysanne. Une question se pose alors : l’essor de l’agroécologie peut-il opérer un changement total de paradigme en remplaçant le modèle dominant ou bien n’est-il qu’une simple alternative parmi d’autres, à vocation éternellement marginale ? L’étude de son application à grande échelle à Cuba est à ce titre éclairant sur l’évidente incompatibilité de ce modèle avec les dogmes politico-économiques du capitalisme.
A Cuba : un renversement du colonialisme et de l’agrobusiness
L’agriculture cubaine et particulièrement la transition agroécologique ayant cours sur cette île des Caraïbes est souvent citée comme référence, en raison de l’ampleur importante et du contexte politique particulier de cette transition.
Bref historique :
Depuis le XVIème siècle et la colonisation par les Espagnols, les systèmes agraires de Cuba se caractérisaient par des cultures de rente vouées à l’export (tabac, canne à sucre, bœufs). Sur de grandes exploitations, les cultures étaient gérées par des coopératives coloniales, tandis que l’élevage reposait sur le modèle des latifundias, c’est-à- dire sur de grandes propriétés de pâturage extensif tels les ranchs aux Etats-Unis. L’essentiel des terres était possédé par de grands propriétaires Cubains et Américains (8% des propriétaires terriens possédaient 70% des surfaces agricoles du pays).
En 1959, les forces armées révolutionnaires (coucou Fidel Castro) renversent la dictature coloniale pour établir un régime communiste. Dès 1960, ils lancent une vaste réforme agraire inspirée de la Révolution Verte¹. L’objectif principal est d’augmenter la production alimentaire et la productivité à
l’hectare. Tout en nationalisant les terres des grandes exploitations coloniales, l’Etat soutient le développement d’une agriculture industrielle, reposant sur la chimie et la mécanisation, avec le soutien massif de l’URSS.
Ce modèle agricole s’effondre brutalement à la chute du bloc soviétique en 1991. Le gel des importations à grande échelle de produits chimiques et technologiques pour son agriculture impose au gouvernement cubain une transition agricole radicale. Cette période transitoire est marquée par une profonde crise alimentaire. C’est dans ce contexte particulier que se développe l’agroécologie à grande échelle, portée par les habitants, les paysans et le gouvernement cubain. Les deux défis majeurs de ce changement de paradigme agricole sont la souveraineté alimentaire et le développement d’une agriculture paysanne à petite échelle, énergétiquement efficace et affranchie de la dépendance aux intrants chimiques.
Agroécologie et capitalisme, des vents contraires
Cette expérience unique à Cuba est digne d’intérêt pour deux raisons principales : elle est la preuve empirique que l’agroécologie est un modèle agricole viable et elle se développe dans un contexte affranchi du capitalisme néolibéral.
L’agroécologie à Cuba a prouvé son efficacité pour répondre aux multiples crises écologiques, sociales, alimentaires et énergétiques. Cela s’explique par les fondements agronomiques et sociaux des méthodes adoptées. Directement inspirés de l’agriculture paysanne, ces systèmes agraires reposent sur de petites exploitations, avec de hauts niveaux de diversité, de complexité et de résilience, basés par ailleurs sur l’optimisation de l’énergie et la justice sociale. Aujourd’hui, ces systèmes produisent environ 65% de la nourriture consommée à Cuba et fournissent la quasi-totalité des fruits et légumes frais consommés dans les villes (dont une grande partie produite localement par un réseau dense d’agriculture urbaine).
Les conditions de développement de cette forme d’agriculture sont particulières. Bien loin du fonctionnement soviétique dont l’omnipotence de l’Etat imposait un développement agricole à marche forcée pour briser le pouvoir social des paysans, assimilés à la « petite bourgeoisie des campagnes », le régime castriste a su dépasser cette vision pour légitimer les paysans au cœur de la transition agroécologique. Cette « révolution dans la révolution », est un plaidoyer pour le socialisme paysan (Cf. A.Chayanov), gravitant autour l’idée de coopérativisme entre unités familiales paysannes. C’est un dépassement de la doctrine productiviste soviétique qui assimile la famille comme un « bastion du capitalisme » et aspire à la prolétarisation des campagnes. Dans cette logique, et devant l’évidence de l’inefficacité des fermes d’Etat (créées lors de la nationalisation des terres après la Révolution), Fidel Castro a initié une redistribution de ces terres aux paysans dès 1993. Cette position hybride entre socialisme et paysannerie tend à légitimer la possession de la terre pour les paysans, notamment pour améliorer la souveraineté alimentaire du pays. Localement, cela se traduit aussi par des réseaux coopératifs paysans de production de semences et d’intrants biologiques. L’éviction de la chimie se compense par la mobilisation intensive de savoir.
« Curieusement ce progrès [les engrais chimiques] apparaît comme une régression au paysan, puisque toutes ses compétences, tout son savoir était orienté vers la connaissance et la conservation du sol et de sa fertilité : la monoculture savante est, pour lui, un retour à l’agriculture simpliste de ses ancêtres. » H. Mendras, La fin des paysans (1967).
Ce « renouveau paysan » dont la réussite est aujourd’hui largement démontrée a profité d’un contexte favorable. L’éviction choisie du libéralisme (bien aidée par l’embargo américain depuis 1962… en passe d’être levé) et l’encadrement du foncier (la terre ne possède pas de valeur et les agrandissements des fermes sont plafonnés) permettent le développement d’une agriculture affranchie des intérêts de l’agro-business, de la spéculation des propriétaires fonciers et de la concurrence économique extérieure. Les expériences d’ouverture économique au Paraguay ou au Brésil démontrent l’incompatibilité manifeste entre agroécologie et capitalisme. Balayant les principes d’autolimitation, d’autoconsommation et de durabilité des systèmes paysans, ces ouvertures ont coïncidé avec leur déclin, au profit de monocultures OGM contrôlées par les firmes de
l’agro-business et de grands propriétaires terriens.
En attendant une alternative d’autogestion sans Etat…
Ainsi cet exemple cubain apporte diverses pistes sur les liens évidents entre agroécologie et système politico-économique. Sur les plans empiriques et théoriques, les principes mêmes de l’agroécologie constituent un réquisitoire contre les systèmes capitalistes. La gestion collective et démocratique des ressources (eau, sol, semences, etc.), articulée avec la nécessité de justice sociale et de coopération, sont des conditions à l’établissement à grande échelle de systèmes agroécologiques achevés, gravitant autour de sociétés paysannes. Ces conditions sont incompatibles avec la concurrence du marché et les dogmes d’une société consumériste incitant à l’individualisme.
Bien que le système socialiste cubain ne réunisse pas des conditions optimales pour l’avènement de systèmes agroécologiques achevés (autonomie paysanne limitée par l’Etat centraliste et vertical, persistance de recherches publiques en faveur de cultures OGM Bt, …), il permet de mettre en lumière les multiples facilitations liées à l’affranchissement des incompatibilités inhérentes au capitalisme dans le développement de l’agroécologie. Et en attendant de pouvoir (ou vouloir ?) s’affranchir de l’Etat, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux.
Quelques références :
● Altieri, M. A., Funes-Monzote, F. R., & Petersen, P. (2012). Agroecologically efficient
agricultural systems for smallholder farmers: contributions to food sovereignty. Agronomy
for Sustainable Development, 32(1), 1-13.
● Boillat, S., Gerber, J. F., & Funes-Monzote, F. R. (2012). What economic democracy for
degrowth? Some comments on the contribution of socialist models and Cuban
agroecology. Futures, 44(6), 600-607.
● Garcia, R., (2017). Alexandre Chayanov, pour un socialisme paysan. Editions le Passager
Clandestin. Collection Les Précurseurs de la Décroissance. 110 pp.
● Nelson, E., Scott, S., Cukier, J., & Galán, Á. L. (2009). Institutionalizing agroecology: successes
and challenges in Cuba. Agriculture and Human Values, 26(3), 233-243.
● Van der Ploeg, J. D. (2009). The new peasantries: struggles for autonomy and sustainability in
an era of empire and globalization. Routledge.
¹ Politique de transformation des agricultures des pays en développement (1944-1970), basée sur des variétés à hauts rendements, l’utilisation massive de produits phytosanitaires, d’engrais chimique et l’irrigation.