En 2011, la révolution de Jasmin éclatait en Tunisie. Désespéré d’un pouvoir politique corrompu, d’une démocratie inexistante, d’une répression cruelle et d’une situation économique et sociale plus que désagréable, les tunisiennes et les tunisiens sont descendu·e·s dans la rue clamant le départ de Ben Ali et de sa caste au pouvoir depuis l’indépendance. Les journalistes, premières victimes de ce pouvoir autoritaire avec les opposants politiques de gauche et islamistes devaient, à la suite de la révolution, voir la Tunisie comme un nouveau pays, celui de la liberté de la presse et de son indépendance.
Légalement, dès le 17 janvier 2011, une fois que le gouvernement de transition fût formé, le premier ministre tunisien Mohamed Ghannouchi annonce la libération des prisonnier·e·s d’opinion, la levée des interdictions des activités de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et de la liberté totale de l’information. Autre acte fort qui succédait à cette annonce, le ministère de la communication, bras “armé” de la censure est supprimé. Ainsi, le 22 janvier la censure sur les publications écrites est levée.
Dès octobre, les élections législatives ont lieu. Le scrutin est proportionnel, sur des listes paritaires entre femmes et hommes. Alors que la Tunisie sort de 50 ans de dictature, seulement 57,33 % des inscrit·e·s vont voté·e·s, sans doute à cause de l’incompréhension du scrutin ; on y compta 109 partis candidats, 11 686 candidat·e·s soit 1517 listes. Les résultats sont sans appel, le parti islamiste et conservateur Ennahdha obtint 37,04 % des voix soit 89 sièges. Le second parti en tête est le Congrès pour la République (CPR) qui obtint seulement 29 sièges, le troisième est Pétition Populaire avec 26 sièges et enfin Ettakattol gagne 20 sièges. Avec 41 % des sièges, Ennahdha désigne Hamadi Jbeli comme premier ministre de la République de la Tunisie. Le CPR et Ettakattol rejoignent le gouvernement, formant la Troïka. Ennahdha, plus que majoritaire au gouvernement occupe les ministères régaliens.
Si dans les textes la presse se libère, dans les faits cela est plus compliqué. Les journalistes eux-même dès janvier 2011 revendiquaient la mise en place d’une commission indépendante afin de réguler le secteur de l’information et de garantir sa neutralité. Le président par intérim de l’époque avait publié un décret le 2 novembre 2011, appelé l’ordonnance 116 qui institue la Haute commission indépendante de communication audio-visuelle (HAICA).
Or, dès les prémices du nouveau gouvernement de la Troïka, cette institution fut ignorée. Cette dernière aurait du réformer l’ordonnance afin de la mettre en application, c’est-à-dire mettre en place la HAICA. Le gouvernement garda le statu-quo, gelant l’ordonnance, ce qui lui permit de continuer de nommer lui-même les responsables à la têtes des institutions de l’information.
En fait, Ennahdha n’a fait que pérenniser l’hostilité du pouvoir à l’égard des journalistes en Tunisie. Pour la Troika, ces derniers devaient faire l’éloge du pouvoir et se passer de critiques ou de quelconques questionnements. Cette hostilité est tout sauf conjoncturelle, elle est constitutive au mouvement politique islamiste, que représente le parti Ennahdha. Le parti a depuis longtemps mis des moyens énormes pour le dénigrements des journalistes et a monté la populations contre ces dernier·e·s. Il n’était pas dans leur genèse de considérer l’information comme un instrument de la démocratie et de sa pérennité ou comme un reflet des maux de la population. Or, c’est bien le milieu journalistique qui a été le premier secteur à rompre avec les années de soumission, voulant ainsi impulser un renouveau de l’information indépendante et professionnelle en Tunisie.
Le gouvernement a mis en place des pratiques afin de décrédibiliser et d’intimider par la violence verbale et physique ce secteur, orchestré par les responsables politiques eux-même comme Habib Ellouz (ex-député Ennahdha) ou Rached Ghannouchi (ex-président du parti Ennahdha). La violence physique est également utilisée, avec un recours aux salafistes et aux ligues de protection de la révolution. La police et la justice sont également utilisées pour instaurer un climat de peur envers les journalistes. Dans le même temps, le parti Ennahdha essaie de court-circuiter la presse traditionnelle par la publication et la création de dizaines de nouvelles chaînes de télévision, des magazines et des journaux partisans. Opération ayant eu peu de retombées sur l’opinion publique, malgré des dépenses financières colossales. Si le gouvernement a utilisé la violence et la prison, elle a également utilisé la guerre économique contre la presse. Fin des subventions, fin des prix conventionnés pour le papier et fin de la publicités pour certains journaux privés afin de leur couper l’herbe sous le pied. Sans argent, la presse souffre et a des difficultés à correctement informer son lectorat.
Parmi le répertoire répressif d’Ennahdha et du gouvernement, nous pouvons en citer quelques exemples : En octobre 2011, la chaîne Nessma fut accusée de projeter l’image de dieu à la suite de la projection du film Persépolis de Marjane Satrapi (film qui a déjà été diffusé au cinéma en Tunisie). A la suite de cela, les locaux de la chaîne furent dégradés et le PDG de la chaîne, obligé de fuir le pays avec sa famille.
Quatre mois plus tard, le juge d’instruction de première instance de Tunis lance un mandat d’arrêt à l’encontre de Nasreddine Ben Said, directeur du journal Attounissia à la suite de la publication en Une du footballeur tuniso-allemand, Sami Khedira et de sa femme allemande (mannequin de mode). Photo jugée contraire à la pudeur. Le directeur du journal fût immédiatement incarcéré.
En juin 2012, durant une conférence de presse devant tout le gratin de la presse tunisienne et devant les associations et du syndicat de défense des journalistes, le directeur de la chaîne Al-Hiwar Ettounsi, Tahar Ben Hassine clamait : « Ces agressions constituent des actions criminelles, programmées et destinées à terroriser les journalistes et à sanctionner la chaîne pour avoir maintenu sa ligne de conduite indépendante de la domination politique ». En effet, le 26 mai la chaîne a reçu des menaces d’invasion de son siège, chose faite à Manouba où le siège central est attaqué. Parallèlement, dans les villes moyennes comme à Sidi Bouzid ou Jbeniana, les journalistes sont agressé·e·s par des partisan·e·s du gouvernement. Tahar Ben Hassine conclut en regrettant le silence total et l’impunité de ces crimes et de ces agressions par les autorités publiques et politiques, de leur inaction à protéger les journalistes en Tunisie.
Dans une interview au journal Maghreb, la présidente du syndicat des journalistes a affirmé que la commission des libertés du syndicat avait enregistré entre mai 2011 et mai 2012, soixante agressions physiques contre des journalistes et indique que la majorité de ces agressions sont d’origine policières.
Pour conclure cet article, nous pouvons légitimement nous demander si aujourd’hui, fin 2018 et 7 ans après la révolution, la situation de la liberté de la presse s’est améliorée. Pour y répondre je vous propose le propos exprimé à ce sujet par l’ONG Reporter Sans Frontières (RSF) : « La transition démocratique toujours en cours en Tunisie ne garanti pas encore une pleine liberté de l’information. En 2017, les organisations de la société civile tunisienne et les ONG internationales ont exprimé leurs inquiétudes quant aux lenteurs et aux manquements qui marquent l’élaboration du nouveau cadre légal relatif au secteur médiatique. Les pressions exercées sur les journalistes perdurent, ainsi plusieurs cas d’interpellations de journalistes, notamment de correspondants de médias étrangers ont été recensés lors des mouvements sociaux qui ont marqué la fin de l’année 2017. »
Malgré la révolution, la situation de la liberté de la presse reste donc compliquée en Tunisie.
Si vous désirez aller plus loin sur sur le cas tunisien contemporain, je vous invite à lire l’article plus détaillé en anglais de la situation actuelle de la liberté de la presse à ce lien : http://www.mom-rsf.org/en/countries/tunisia/.
Bibliographie :
MustaphaKraiem, La révolution kidnappée, Tunis, 2014