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Un an après: ce que les Gilets jaunes nous disent et disent de nous

Voilà un an : un an que la révolte des gilets jaunes secoue la France et force les regards à se poser sur des pans de la société que les « premiers de cordée » auraient bien voulu oublier. Nous revenons dans cet article sur les enseignements à tirer de cette mobilisation inédite, sur ce qu’elle dit de l’état de notre société, et sur ce que nous pouvons espérer construire à partir de ce qu’elle insuffle.

Il y a un an, les gilets jaunes s’emparèrent les ronds-points, lieux emblématiques d’une société d’hyper-mobilité, conçus pour fluidifier au maximum la circulation, où l’on tourne et l’on repart sans se croiser. Des femmes et des hommes revêtirent un gilet jaune, pour justement se rendre visibles et contrer l’omerta qui entourait un malaise social grandissant depuis des années. Leurs récits sont ceux d’individus pour qui l’accès au flux marchand qui détermine nos existences est grippé, qui ne peuvent pleinement participer au mouvement continu et accéléré d’une société globalisée et de plus en plus profondément et amplement pénétrée des logiques de marché. Les gilets jaunes se retrouvent rejetés par ce mouvement centrifuge, laissés aux bords de la route, aux abords des ronds-points. Car ce marché dont nous dépendons toutes et tous si étroitement pour notre subsistance, il faut y payer son entrée : ce qu’il faut de diplômes pour être embauchés, ce qu’il faut de docilité pour se plier au modèle, ce qu’il faut d’agilité pour courir d’un CDD à un autre, ce qu’il faut d’essence pour se rendre à son lieu de travail… Les gilets jaunes sont celles et ceux dont la précarité condamne à rester sur place, dans l’immobilité des culs de sac de la mondialisation, dans ces non-espaces inhabitables car graduellement désertés par les services publics, dans ces déserts où les familles se brisent sous le poids des efforts dévolus à la survie, au maintien à flot des comptes en banque, faits d’heures supplémentaires, de boulots précaires et d’heures et d’heures de voiture. La Poste ferme, le médecin du coin part également, puis c’est au tour du boulanger, de l’épicier, du PMU. Une grande surface les remplace sans vraiment les remplacer -entre les deux on a perdu l’âme du lieu- dans une commune pas si voisine ; elle étale son parking sur des terres agricoles et étale son imaginaire dans des esprits déjà éreintés. On se donc donnera rendez-vous au rond-point du Carrefour, du Leclerc ou du Aldi, sous le regard d’immenses panneaux publicitaires. De nouvelles formes de solidarités y émergent, rendues d’autant plus déterminantes que les formes traditionnelles de protection sociale (un tissu dense de services publics, un emploi stable…) ne sont plus garanties.

Les gilets jaunes mettent en lumière de façon abrupte la nature profondément écologique de la crise que traversent nos sociétés. Ce qui entre en crise sous les assauts répétés d’un néolibéralisme capitaliste qui fait désormais office de doctrine d’Etat, c’est bien notre rapport au temps, notre rapport à l’espace, aux autres, notre rapport à nos lieux de vie dans leur articulation aux « centres » dont nous dépendons pour notre survie : centres commerciaux, centre-ville, lieux de travail, capitale où se prennent les décisions déterminant nos destins… Ces centres se sont dispersés sur le territoire, rendant obligatoire de fréquents (et de plus en plus coûteux) déplacements en voiture, qui ont pour conséquence qu’il n’y a plus de véritables centres de vie collective : les existences s’essoufflent en une course continue entre points nodaux, et les espaces de convivialité commune se vident – « on ne voit plus personne », entend-on à l’envi. La structuration des inégalités se transforment : de plus en plus elles se cristallisent autour de la répartition des capacités de mobilité, de circulation, et des accès à cette ressource qu’est la vitesse. Cette répartition participe d’une nouvelle partition du monde et détermine la plus ou moins grande inclusion de l’individu à une société en mouvement incessant et accéléré, et par ricochet sa capacité à se maintenir à flot, de prendre la vague pour ne pas sombrer dans les eaux précaires du chômage, de l’exclusion, de la misère. Ça n’est donc rien de moins que les conditions de subsistance, la capacité de se nourrir, de se loger, de travailler, de se déplacer qui sont mises en question par la précarisation généralisée des existences et la difficulté grandissante d’accès à ces centres qui privatisent la délivrance des accès. Les gilets jaunes mettent enfin des mots sur cette dégradation insoutenable, et sur le refus d’avoir le choix entre la lutte à mort sur un marché de plus en plus omniprésent, et l’exclusion.

Au-delà de ces questions matérielles c’est aussi la possibilité d’émerveillement, de projection et de rêve que la précarisation des existences annihile : l’horizon s’est bouché, notamment pour une jeunesse souvent sans emploi, sans « chez soi » authentique en dehors des paysages commerciaux, uniformes et sans histoire, génération laissée face à la perspective d’une crise climatique planétaire dont les effets se font déjà sentir. En bref, c’est la possibilité pour celles et ceux qui revêtirent un gilet jaune de participer à ce qui crée et maintient la vie en commun et la porte vers l’avenir qui est détruite par un modèle économique concentrant toujours davantage les richesses sans qu’elles ne ruissellent jamais en dehors des hauts lieux, domaines des « élites ». Le processus est en cours depuis longtemps ; il devient, avec la crise des gilets jaunes, hautement visible. Être vus, être entendus, être enfin debout ensemble et ne plus être les victimes silencieuses d’un système qui ne laisse que des miettes et prétend que la vie est ainsi faite, qu’il faut s’y faire ou y rester : voilà le cœur de ce mouvement qui relève avant toute chose d’une existence dignité et de respect. Le mouvement des gilets jaunes est un sursaut de vie, un élan par lequel des hommes et des femmes clament que leurs existences peuvent et doivent être bien plus qu’une lutte pour la survie, qu’il y a une revendication légitime au bonheur, au beau, et que la politique a pour tâche première non de faire « tourner l’économie » ou de « réduire les déficits » mais bien de garantir les conditions de notre (sur)vie collective, de notre humanité.

 

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Les gilets jaunes, première crise eco-sociale, ont fait l’exemple par leur mobilisation elle-même d’un possible renouveau des luttes et des formes démocratiques. L’effervescence du mouvement démontra qu’il n’y avait nulle dépolitisation ou désintérêt de la chose publique -simplement un manque de cadres adéquats où cet intérêt pouvait s’exprimer. Beaucoup s’étaient en effet éloignés des rendez-vous électoraux consistant à valider l’une ou l’autre branche d’une alternative entre la peste et le choléra, néanmoins c’est par colère d’être ainsi réduits à un simple rôle d’enregistrement de candidatures produites par un système s’auto-perpétuant plus que par indifférence que cet éloignement s’est opéré. Loin des projecteurs du Grand Débat, le vrai débat s’est produit en continu depuis un an, sur les ronds-points, dans les manifestations du samedi, dans les multiples assemblées et réunions organisées par les gilets jaunes. Sur les ronds-points a pu renaître une démocratie faite de convivialité et de solidarités concrètes, croisant des histoires et des langages pluriels, et reliant comme cela n’aurait été possible nulle part ailleurs des personnes aux identités sociales, culturelles et professionnelles diverses.

Les gilets jaunes ont aussi eu pour intérêt majeur de forcer les mouvements écologistes à reformuler leurs positions à partir de l’impératif de justice sociale et de déconstruction des bases théoriques et pratiques des inégalités abyssales caractéristiques de notre société capitaliste-libérale globale. Ils ont permis de mettre à jour la divergence entre une écologie superficielle qui se satisferait de taxer le carbone sans se soucier du sort des précaires et des opprimés, et une écologie profondément sociale et radicale qui interroge les fondements mêmes de notre économie, des rapports sociaux en tant qu’ils perpétuent les oppressions, du travail et de ses potentialités aliénantes, mais aussi -et de manière conjointe- ouvre le débat sur l’exercice du pouvoir, le processus démocratique, sur la structure étatique et l’architecture constitutionnelle de notre République ainsi que son organisation territoriale.

 

    Dans les semaines à venir, dans le sillage des un an des gilets jaunes, les mobilisations sociales vont se multiplier, s’accélérer, s’enchevêtrer : contre la précarité de la jeunesse, pour sauver l’hôpital public, pour le droit des femmes, contre la réforme des retraites, pour sauver le climat, pour un référendum sur la privatisation d’ADP, contre la montée du racisme et de l’islamophobie, pour les quartiers populaires et contre les violences policières…Il nous faut comprendre que tout cela fait système, nous atteler à lier les luttes, et nous appliquer à construire le discours politique rendant sensible cette interconnexion et rendant tangible l’alternative. Ceci ne nous sera possible que si nous nous engageons concrètement, dès aujourd’hui, partout là où nous habitons et cohabitons. A travers un réseau de résistances locales, créatives et créatrices, nous pouvons espérer faire front et créer un front : un front qui sera populaire, écologiste, et résolument solidaire. En mars 2020 nous pouvons voter, et d’ici là constituer ou influencer des listes de candidat.e.s : emparons nous de cette échéance pour élaborer un front de communes actant la mise en œuvre la plus complète possible de cette alternative écologiste et solidaire.

 

–Claire Lejeune.

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