Nicolas est un jeune écolo expatrié au Japon. Il a choisi de partager avec la Souris Verte ses réflexions sur l’écologie au Japon dans une série de trois articles. Au programme du dernier article de cette série : l’épineuse question du nucléaire.
La catastrophe nucléaire de Fukushima a profondément remué les esprits japonais, et remis en question le modèle énergétique du Japon. En particulier, elle a cruellement pointé les failles du système japonais de production d’électricité. J’aimerais donc dans cet article exposer l’historique de la politique japonaise du nucléaire, les effets de l’accident de Fukushima, et les perspectives d’avenir que le pays peut envisager.
La première rencontre entre le Japon et l’énergie atomique en 1945 fut, comme chacun sait, quelque peu brutale. Si le cataclysme à Hiroshima et Nagasaki a fortement marqué l’imaginaire collectif (le fameux Godzilla serait né de ces radiations), dès le début des années 50 le Japon, peu rancunier, se lance dans le nucléaire civil. En 1954, 230 millions de yen sont affectés à la recherche-développement, et en 1960 est lancée la construction du premier réacteur dans l’est du pays (Tokai). Dès lors, les différents gouvernements qui suivront jusqu’en 2011 ne remettront jamais en cause l’énergie nucléaire. Les centrales ne cesseront de se multiplier, jusqu’à atteindre le nombre de 55, pratiquement autant que la France sur un territoire deux fois plus petit. En 2011, 30% de l’énergie électrique du Japon était générée grâce au nucléaire.

Le choix du nucléaire, énergie à risque, peut paraître étonnant dans un pays où les tremblements de terre, tsunamis et autres typhons sont fréquents. Il faut néanmoins resituer cette décision dans son contexte : avec une population grandissante, les dégâts titanesques de la Seconde Guerre Mondiale et une activité économique dynamique, les besoins d’énergie du pays ont explosé dans les années 50. Or, le Japon ne disposait d’aucune énergie fossile et son territoire était fortement réduit. Dès lors, l’investissement dans la technologie japonaise apparaissait comme un choix adapté et ambitieux. Le progrès technique était vu comme synonyme de paix et de prospérité, et donnait l’espoir du pacifisme après une longue période de conflits et de privations. C’est le message essentiel de l’œuvre la plus connue du père du manga, Osamu Tezuka : Tetsuwan-atomu (Astro-boy le petit robot). Cet espoir a donc permis de dépasser le traumatisme des bombardements de 1945. En outre, les industriels japonais ont réalisé un extraordinaire travail de communication sur la sûreté sans faille de leurs centrales, ce qui a également contribué à renforcer la tolérance japonaise pour le nucléaire.

Il est donc évident que dans un pays si profondément investi dans l’atome, la catastrophe de Fukushima a fortement ébranlé les convictions et les mentalités. Nul besoin de s’étendre sur les événements du 11 mars 2011 : un violent séisme provoque lui-même un tsunami de grande ampleur qui, en frappant les côtes japonaises, fait perdre au réacteur de Fukushima Daiichi son alimentation et provoque des dommages dans la structure, ce qui provoque une fusion partielle des réacteurs et d’importants rejets radioactifs. Ce n’est donc pas seulement un accident ponctuel : les dommages humains, sociaux, environnementaux… ne sont pas terminés.
Cet accident a eu de nombreux effets sur le modèle énergétique du pays. A court terme, l’ensemble des centrales nucléaires ont été arrêtées, causant la perte des 30% de la production d’électricité du pays. La première réponse à la perturbation du système d’offre a été la réduction de la consommation d’énergie : -9,3% entre 2010 et 2013. La baisse de la demande finale a compensé environ 40% de la chute de la production. Ce sont essentiellement de massives importations d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et un peu de développement des énergies renouvelables (voir l’article précédent) qui ont assuré le relais.
Ce changement a résulté en une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, qui continue de s’intensifier aujourd’hui (+1,4% sur la dernière année fiscale).
Mais la conséquence la plus violente pour le pays est purement économique : si le Japon affichait avant Fukushima un excédent de sa balance commerciale de près de 65 milliards de dollars, les prévisions de l’OCDE pour 2014 sont un déficit de 67 milliards.
Le pays est donc de plus condamné à une extrême dépendance énergétique, son taux d’auto-suffisance énergétique n’étant que de 4%. À titre de comparaison, la France est à 51%, les États-Unis à 71%. Le Japon achète donc au Moyen-Orient 87% du pétrole dont il a besoin, ce qui l’oblige donc à composer diplomatiquement avec l’instabilité de la région.
Pour résumer : le Japon se retrouve donc dans une situation où son modèle énergétique actuel est à la fois extrêmement polluant et ruineux. Mais les seuls plans qui avaient été proposés avant 2011 pour réduire la dépendance énergétique et les émissions de CO2 du pays se fondaient essentiellement sur l’énergie nucléaire : un projet visait à augmenter la part du nucléaire à 50% de la production en 2030. De fait, si ces prévisions ont été largement remises en cause, le seul projet de politique énergétique de Shinzo Abe aujourd’hui est la réouverture de deux centrales nucléaires fin 2015.
Changer de modèle énergétique semble donc hors de portée pour le Japon aujourd’hui, pour des questions de rapports politiques et structurels.
Il y a certes eu un mouvement citoyen d’ampleur contre le nucléaire : près de 170.000 personnes ont manifesté en 2012 dans le parc de Yoyogi (Tokyo), ce qui est énorme au vu de la très faible tradition de contestation au Japon. Le sentiment de méfiance vis-à-vis de Tepco (Tokyo Electric Power Company) est grandissant : 65% des Japonais se disent pour l’abandon total du nucélaire. Mais, comme le souligne le professeur Ota : « il n’y a pas de mouvement national, comme en Europe. Par conséquent, le mouvement populaire n’est pas assez puissant pour porter de la pression sur le gouvernement. Le Japon ne dispose pas d’une société civile assez forte, et les citoyens sont peu appelés à s’engager ». Comme exposé dans le premier article de cette série, aucun parti écologiste ne parvient à se constituer au Japon, les seules revendications « vertes » étant portées par le Parti Communiste Japonais.

Au niveau de la classe politique, le seul horizon est le retour du nucléaire. « Tous les politiciens sont pro-nucléaire » nous dit Hiroshi Ota. « Les seules voix divergentes viennent de partis très minoritaires qui n’ont pas d’influence ». Il faut comprendre ce paradigme indépassable à la lumière de l’histoire du nucléaire japonais : l’énergie est au Japon une politique « étatiste » et est le résultat d’une coopération entre industriels et hommes politiques. Si les entreprises ont dû s’ouvrir à la concurrence extérieure, si certains services publics comme la poste ont été privatisés, le nucléaire est toujours resté protégé dans le giron exclusif de l’État. Les critiques de cet état de fait utilisent le terme de genshiryoku mura, (原子力村), le « village nucléaire » japonais.
Parallèlement, si les énergies renouvelables sont en hausse depuis 2011, elles ne représentent toujours que 1,6% de la production d’électricité du Japon. Si certains militent pour une politique du tout-renouvelable, comme Iida Testunari (directeur de l’Institute for Sustainable Energy Policies in Japan) ou le réseau international REN 21, ce revirement est loin d’être à l’ordre du jour politique. Non seulement pour des raisons techniques (l’hydroélectrique par exemple semble avoir atteint son potentiel maximum, de sorte qu’il n’y a pas grand-chose de plus à en espérer), mais aussi pour des raisons politiques et structurelles.
« Même si on constate un boom des super-centrales solaires, les grandes compagnies refusent d’acheter cette énergie ! Le gouvernement, de son côté, n’encourage pas la construction de panneaux solaires », explique Hiroshi Ota.
Mais le problème majeur que présente le professeur, c’est la structure du réseau d’énergie au Japon. Il existe dix compagnies privées régionales d’électricité, qui contrôlent 85% du marché de la fourniture d’électricité au Japon. Or, celles-ci possèdent chacun un monopole régional à la fois sur la production et sur le réseau de distribution. Il n’existe donc pas de réseau national de distribution d’électricité. « Ce monopole est la principale raison de la quasi-impossibilité de réformer notre système énergétique ».
Le futur semble donc fort sombre pour le Japon. Dans un mélange de contraintes techniques, économiques et politiques, il semble qu’une réelle transition écologique est fort peu probable.
Il reste néanmoins certaines raisons d’espérer, que nous avons vues tout au long de cette série d’articles : du fond culturel qui, s’il est caché, permettrait une résurgence d’un esprit écologique, aux innovations technologiques quant aux réductions d’énergie.
Si le pays du Soleil-Levant est tout en contrastes et en contradictions, nous pouvons donc nous inspirer de certains des éléments de cette société unique en son genre, et ainsi faire progresser notre vision de l’écologie.
Les articles précédents de la série :