Après la victoire de la coalition Rouge-Rouge-Verte en Thuringe : le retour d’un clivage Gauche/Droite en Allemagne ?
Nous sommes le 5 Décembre 2014, soit 24 ans, 2 mois et 3 jours après la réunification allemande. Bodo Ramelow, tête de liste du parti Die Linke, esquisse un sourire soulagé. Il vient d’être élu d’une petite voix par la Chambre du Land de Thuringe, nouveau ministre-président, l’équivalent allemand d’un gouverneur d’un Etat américain. En soit, cette élection n’aurait rien de différent avec l’élection des 15 autres ministres-président-e-s des autres Länder allemands. Sauf que ce jour-là, Ramelow entre dans l’Histoire politique de l’Allemagne.
Mais revenons un peu en arrière. Le 14 septembre avait lieu les élections du Land de Thuringe. Celui-ci n’a connu, depuis sa constitution après la réunification, que des ministres-président-e-s du CDU, l’union chrétienne-démocrate. Le gouvernement sortant est basé sur ce que l’on appelle une Grande Coalition, entre les deux principaux partis CDU et SPD, le parti social-démocrate allemand. Les deux grands favoris pour cette élection sont la liste emmenée par la ministre-présidente sortante Christine Lieberknecht et celle du parti socio-communiste Die Linke, la Gauche, emmené par Bodo Ramelow. Les premières estimations confirment les tendances, la CDU gagne 2 points, les libéraux du FDP quittent un parlement de Land de plus en tombant sous la barre des 5%, le SPD doit faire face à une énorme perte de 6 points, die Linke et Bündnis ‘90/Die Grünen, les Verts, se stabilisent avec +0,6 pour les uns et -0,5 pour les autres. Seuls les populistes anti-euro de l’AfD, alternative pour l’Allemagne, créent la surprise avec un score de 10,6%.
Le SPD, faiseur de roi
Néanmoins les options gouvernementales restent les mêmes qu’avant l’élection : poursuite de la Grande Coalition ou coalition rouge-rouge-verte entre Die Linke, SPD et les Grünen. Au vu de la courte majorité d’une voix dans les deux cas, la ministre-présidente sortante propose même une coalition noir-rouge-verte, entre CDU, SPD et Grünen. Tous les cas de figure donnent une participation du SPD, qui passe du statut d’être l’un des grands perdants de l’élection à faiseur de roi. Les dirigeants locaux du SPD décident alors de laisser leurs militants choisir. Ceux-ci optent pour une coalition de Gauche, qui aurait à sa tête le parti Die Linke. Cette forme de coalition serait une première en Allemagne, non seulement par ses partenaires, mais aussi parce que ce serait la première fois qu’un Land aurait un ministre-président issu du parti Die Linke.
Un passé qui ne passe pas ?
Cette décision provoque une surprise générale, mauvaise pour certains. La CDU menace d’entamer des discussions avec l’AfD, pour constituer un gouvernement de minorité et le Président Fédéral Joachim Gauck, dont le poste est purement symbolique en Allemagne, ancien pasteur protestant de l’ex-RDA et ancien responsable des archives de la Stasi, sort de sa neutralité politique pour s’inquiéter qu’un Land est-allemand mette à sa tête quelqu’un de Die Linke. Pourquoi tout ce débat ? En France, il n’y aurait pas un scandale aussi important si le Front de Gauche dirigeait une région française. Cela s’explique par une chose très simple : l’ancêtre de Die Linke, le PDS, parti du socialisme démocratique, est né en 1990 des cendres du Parti Socialiste Unitaire Allemand, SED, qui a dirigé la RDA pendant 41 ans. Celui-ci s’alliera alors en 2005 avec des déçus du SPD pour former Die Linkspartei, le Parti de Gauche, puis simplement Die Linke. Jean-Luc Mélenchon dit d’ailleurs s’être inspiré de cette alliance pour former le Parti de Gauche français puis le Front de Gauche.
Les deux énormes avantages qu’a Ramelow dans ce débat sont qu’il est originaire de l’Ouest, donc n’a jamais été membre du SED, et qu’il est protestant, Eglise qui a grandement contribué à la chute de la RDA. Il a d’ailleurs réagi aux critiques de Gauck en s’appuyant sur leur croyance commune. Mais il est indéniable que cette élection a provoqué un tremblement de terre politique pour plusieurs raisons : la première est qu’en cas de réussite de cette coalition à l’échelle d’un Land, elle pourrait conduire à des négociations entre les trois partis au niveau fédéral, coalition qui aurait dès aujourd’hui une majorité au Bundestag ; la deuxième, la réaction de la CDU face à cette coalition, qui a brandi la possibilité de négocier avec l’AfD, change de la tendance lancée par Merkel d’une CDU qui se positionne comme centriste.
Reconfiguration politique
Mais le choc de Thuringe n’est qu’une continuation du choc qu’ont constitué les élections fédérales de septembre 2013. Même si cette tendance se faisait ressentir, l’absence totale des libéraux de la FDP pour la première fois depuis la création de la RFA a complètement bouleversé le paysage politique allemand. Le FDP n’a été absent que de 4 gouvernements depuis 1949. Jamais depuis le XIXe siècle, l’Allemagne n’a connu un spectre politique sans libéraux. Certes la CDU était sortie de ces élections grandissime gagnante, gagnant presque la majorité absolue à elle seule, mais elle se retrouve sans partenaire naturel de coalition. Alors elle a tenté de rallier les Grünen, ce qu’ils ne sont pas encore prêts à faire au niveau fédéral, malgré deux expériences au niveau des Länder, une qui a été un énorme échec et l’autre qui est en cours, et les Grandes Coalitions avec le SPD qui ne sont pourtant que des solutions forcées, que personne ne souhaite réellement.
Il s’agit maintenant pour 3 forces politiques de faire des choix dans les années à venir qui vont redéfinir la pratique politique allemande : en premier, le SPD va devoir décider s’il est prêt à entamer des discussions à l’échelle fédérale avec Die Linke, chose que le parti s’est interdit jusqu’à maintenant ; ensuite les Grünen vont devoir prendre la décision de rester un parti de gauche ou s’ils veulent devenir un nouveau parti au centre politique, qui peut gouverner aussi bien avec le SPD qu’avec la CDU, en faisant le nouveau FDP ; et pour finir la CDU devra réfléchir à sa position quant à l’ascension politique de l’AfD à sa droite.
En ce vendredi 5 décembre, toutes ces questions sont revenues à la surface, et y resteront au moins jusqu’aux prochaines élections au Bundestag : en 2017.